L’éthanol. CH3-CH2-OH. Et ses dérivés. Il en côtoyait plus pur dans son laboratoire que buvable dans un bar. Enfin, de son vivant. Ici, il avait rangé la blouse. Mais les effluves d’un shot de vodka ne manquaient jamais de le rendre nostalgique.
Et de lui délier la langue. Morgan, peu enclin à s’épancher, taillait en effet la bavette avec le barman depuis une bonne quinzaine de minutes. Et il ne manquerait pas d’en être mortifié dans quelques heures, une fois les connections de ses synapses revenues à leur état normal.
Un premier shot.
«
Vous ne trouvez pas qu’il fait plus lourd que d’habitude ? Comme s’il y allait avoir de l’orage. C’est possible, vous savez ? Qu’il pleuve dehors ? Je devrais aller au balcon vérifier plus tard… »
Un deuxième shot.
«
J’aime bien ce morceau, du Bach. J’en avais un album dans la voiture. Ca détend dans les embouteillages. Ils savent pas conduire à Philly… »
Un troisième shot.
«
Vous savez, je suis pas du genre à boire. Je buvais jamais avant ! JAMAIS ! Juste du café. Il y avait un Starbucks juste en face du boulot. C’était pratique. Je demandais à Marty d’aller m’en chercher. C’était un assistant de labo’. Quel truffe celui-là. »
Un quatrième shot.
«
Ils sont beaux vos cheveux. Ma fille aussi est blonde. Etait. Est ? Je sais pas… »
Le front sur le marbre du comptoir, Morgan essayait de se rafraichir les idées, de s’extraire du chemin pentu que prenait son esprit. Tourne la page, Morgan. C’est fini.
Il se sentait nauséeux maintenant. Tous les poils du corps hérissés sur sa chaire de poule. Les effets de l’alcool ? Il n’en était pas si sûr.
Il a l’alcool triste aussi, Morgan. Mais ça, c’est nouveau. Il ne se souvenait jamais avoir été au bord des larmes dans les bars de sa jeunesse. Comme quoi, il évoluait même dans la mort. Il avait l’irrépressible envie de faire marche arrière parfois. Pour se raisonner bien vite. S’il devait revivre sa vie, il referait les mêmes choix. Il avait fait ce qu’il fallait. Pas de regrets. Il aimerait juste laisser un meilleur souvenir de lui à sa fille que celui d’un criminel. Si c’était à refaire, il lui écrirait une lettre, juste avant de sortir du commissariat où une balle de quatre millimètres lui transpercerait le poumon.
«
Vous savez pas où je peux trouver une poste post-mortem ? Haha, poste post-mortem… La Poste-Mortem ! »
Sa blague aurait sans doute eu plus d’effet si elle n’avait pas été coupée court par un bruit de verre brisé. Morgan tourna lentement la tête vers l’origine du bruit, le regard un peu hagard. Une gamine. Sans la grimace sur son visage, elle aurait pu être mignonne. Avec ses jolis cheveux blonds. Peut-être que Judith aurait des cheveux comme ça plus grande. Mais c’est peu probable, si elle tenait de sa mère.
«
C’est plus de votre âge les caprices, Mademoiselle. Pensez aux personnes qui vont nettoyer après vous. »
Le ton paternaliste qu’il employait n’était pas sans lui rappelait sa petite famille, du temps où il était encore là pour gronder sa fille.
Morgan Clint
Arrêté pour falsification de preuves,
Entrave à la Justice…
Et revoilà l’autre…Caroline. Il n’avait pas le courage de la camoufler et se contenta de marmonner, la tête dans ses mains :
«
Blablabla…tu te la fermes jamais, toi là-haut ? »
Pour toute réponse, il eut droit à un «
Faux et usages de faux, parjure… » guilleret. Caroline aurait fait une merveilleuse présentatrice du Loto.
Complice de trafic en bande organisée,
Responsable de l’exécution à tord par la Cour de Justice des Etats-Unis d’Amérique de Nick Travers…
Ses
victimes. Dix-huit en tout. Dont trois à avoir passé l’arme à gauche grâce à ses bons soins. Les trois seuls à ne pas être entrain de gambader librement dans la nature, à commettre les mêmes méfaits pour lesquels ils avaient été inculpés. Les trois seuls à avoir eu ce qu’ils méritaient et dont il appréciait d’entendre le nom. Il n’avait pas totalement échoué.
Il grinça des dents pendant l’énumération des quinze autres, les pieds s’agitant sous son siège et cognant contre le bar. Il devait être beau à voir.
Quand Caroline se tut enfin, il se tourna vers l’inconnue pour lui jeter avec tout le venin qu’il était possible d’injecter dans un si petit mot dans son état d’ébriété, c’est-à-dire bien peu :
«
Quoi ? Un commentaire ? Au moins, moi, je sais me tenir en société. »
Il laissa échapper un «
Hmmf » de dédain, levant haut le menton. Que cette mioche essaye de lui faire la morale, et il lui rappellerait qu’il pouvait encore faire sortir du lait par son nez.